Le scénario des films de Christopher Nolan

On peut considérer le scénario comme l’ensemble regroupant les personnages, le script (ce qu’il se passe) et la narration (comment est raconté ce qu’il ce passe). Individuellement, ces trois aspects peuvent être faciles à appréhender par le spectateur ou non.

Les personnages peuvent être difficiles à cerner, le script très dense et la narration peut ne pas être linéaire, comme par exemple lorsque l’on raconte la même histoire selon plusieurs points de vue. C’est assez difficile de caractériser la complexité ressentie par le spectateur, et simple ne veut pas dire ”‘sans relief”’. Par exemple, des personnages construits autour d’une histoire riche peuvent être plus simples à suivre que des personnages dont on ne comprendra pas vraiment les mécanismes qui les gouvernent.

L’intérêt du spectateur pour le scénario (et donc pour le film) dépend de la manière dont ces trois aspects s’organisent. S’ils sont trop simples, le spectateur s’ennuie car il n’est pas stimulé. Son attention diminuera également quand ils sont trop difficiles à suivre. La bonne recette consiste généralement à développer la complexité de deux ingrédients autour du troisième qui reste simple : l’ensemble stimule l’intérêt du spectateur à qui on laisse toujours un fil auquel se raccrocher.

On retrouve cette recette dans les films de Christopher Nolan. Généralement, il choisit un script riche et une narration complexe qui s’articule autour de personnages aux traits principaux construits simplement.

Dans la plupart de ses films, le temps de la narration n’est pas linéaire et le script très riche en détails. En cassant le fil temporel de la narration, Christopher Nolan crée un labyrinthe scénaristique qui interdit au spectateur de prendre le temps d’analyser les situations, l’empêche de relever de possibles incohérences ou d’anticiper le déroulement de l’histoire et de défaire les effets de surprise. La richesse des détails permet souvent d’appuyer l’effet de vraisemblance que cherche à obtenir le réalisateur.

Cet ensemble repose sur des personnages dont les intentions sont pratiquement universelles et peuvent souvent se résumer à la quête du pouvoir, de l’amour ou de la sécurité.

L’exception notable est certainement Insomnia, dont les personnages principaux sont très développés tandis que la narration suit un schéma très traditionnel.

Les personnages

Depuis les années 2000, les personnages principaux du cinéma hollywoodien se sont progressivement éloignés de leurs modèles des décennies précédentes. Pratiquement construit en réaction aux héros sans faille des grandes sagas américaines, l’archétype du personnage principal est aujourd’hui un être troublé par une grave crise existentielle. On peut notamment citer Jason Bourne, le James Bond incarné par Daniel Craig, Maximus le Gladiator… même John McClane (Die Hard) subit le poids de l’âge dans le quatrième épisode !

Les personnages secondaires se partagent généralement des rôles de figures parentales qui garderont un regard bienveillant sur ces personnages en souffrance.

Les personnages de Nolan sont également construits suivant ce modèle : chaque personnage principal est une figure masculine troublée par des souvenirs difficiles qui définiront leur comportement. Ce personnage doit toujours avancer pour atteindre son but (quel qu’il soit) coûte que coûte : Batman veut rétablir la justice à Gotham après le meurtre de ses parents, Dom Cobb (Inception) veut retrouver ses enfants après le suicide de sa femme, Leonard Shelby (Memento) venger sa femme assassinée.

Le personnage principal de Christopher Nolan est souvent un homme “à la dérive”, confronté à un monde dans lequel il n’a aucune certitude au point que la réalité devient un concept flou, voire abstrait, dont les contours évoluent en permanence. Il reste néanmoins invariablement intègre et ne cesse de poursuivre son objectif. Le personnage absorbe et interiorise le monde dans lequel il évolue. Pour lui, la stabilité et l’équilibre ne sont qu’intérieurs.

En synthèse, il choisit ce qu’il est et ce en quoi il croit au point de devenir une expression incarnée du concept de solipsisme. En cela, les films de Christopher Nolan s’intègrent dans le genre cinématographique néo-noir.

La filmographie de Nolan

Les principaux traits qui caractérisent les films de Christopher Nolan peuvent être ainsi résumés :

* Une construction de la psychologie des personnages (pardon pour cette formulation abusive) commune,

* Une prise de liberté entre le temps de l’histoire et le temps de la narration

* La construction d’une histoire autour du concept de solipsisme

* La narration fracturée

Regardons d’un peu plus près sa filmographie. J’ai choisi l’ordre anti-chronologique, car certaines idées se sont affirmées progressivement, et il est plus simple de les exposer directement.

Inception

Il est intéressant de commencer par Inception, car il regroupe la plupart des traits caractéristiques des films de Nolan, de manière assez explicite. Par ailleurs, c’est le premier film qu’il réalise sans se baser sur un travail existant (œuvre litéraire, scénario co-écrit avec son frère, etc).

Inception lie efficacement les thématiques récurrentes du cinéma de Nolan autour du personnage de Dom Cobb (Leonardo DiCaprio), qui est la synthèse de l’ensemble des personnages principaux de ses précédents films : à la limite d’un décrochage émotionnel et psychologique, il s’accroche définitivement à l’idée que ce en quoi il croit est toujours vrai et possible dans le monde dans lequel il évolue.

À l’origine pensé comme un thriller plus proche du film d’épouvante, Inception est devenu une interprétation originale d’un genre hollywoodien classique : le Heist (le film de Braquage). Il s’articule autour de archétypes scénaristiques imposés par le genre :

* One last job : le personnage qui dirige l’équipe des braqueurs se voit proposer une dernière mission extrêmement dangereuse, une sorte de coup de poker qui déterminera le reste de ses jours (c’est quitte ou double).

* L’exposition : c’est un mode de discours (au même titre que la narration, la description et l’argumentation) qui occupe souvent la place principale du Heist, l’exposition est toute la phase de préparation et d’explication du mode opératoire du braquage. Dans cette phase, l’équipe découvre progressivement les étapes à parcourir jusqu’à atteindre le but, puis comment s’échapper du lieu du braquage. L’essentiel du déroulement d’Inception est une exposition : le spectateur découvre à la fois les règles qui régissent la science des rêves dans lequels évoluent les protagonistes, tandis que ceux-ci découvrent le déroulement de l’opération alors même qu’ils la réalisent. Cette exposition permanente est possible notamment parce que le film présente alternativement plusieurs moments supposés se dérouler simultanément (et s’influencer mutuellement).

Lors de sa sortie en 2010, Inception a marqué par sa fin ouverte. Si généralement le spectateur restera intrigué par le sort du personnage principal (rêve-t-il toujours ? A-t-il réussi à sa mission ?), le véritable enjeu du film ne se situe certainement pas là.

En réalité, Christopher Nolan apporte une conclusion satisfaisante quand au sort des personnages : Dom Cobb abandonne son objet totem, il choisit sa réalité et s’y abandonnera, comme le fait Leonard Shelby dans Memento. Alors que ce dernier poursuivra dans une voie qui le poussera à l’auto-destruction, Dom Cobb choisit lui de se pardonner et d’aller de l’avant. Autrement dit, compte tenu des enjeux du film, on peut suggérer que la Happy End est bien présente.

Alors donc, quel est l’enjeu du film ? Pour bien le comprendre, il faut faire un parallèle avec le film Le prestige. Christopher Nolan présente, expose et fait utiliser à ses personnages des procédés de manipulation complexes, impliquant de piéger la victime en utilisant tous les artifices possibles (y compris la déformation de la réalité) tant qu’elle ne s’en rend pas compte et que l’illusion fonctionne. Mais ces procédés sont également ceux qu’applique le réalisateur, directement sur le spectateur.

Dans un premier temps, on présente les mécanismes d’illusion (créer le rêve, tromper le rêveur) et le rôle des personnages qui vont participer à la mise en scène (les noms des personnages sont d’ailleurs liés). Alors qu’ils se préparent, les personnages s’entraînent à se “réveiller” en écoutant la chanson d’Edith Piaf, suggérant qu’ils doivent se préparer à “remonter” vers la réalité (comprendre: il y en a une).

L’emboîtement des trois moments de narration (le rêve, dans un rêve, dans un rêve) interdit au spectateur de dérouler le fil logique de la narration et le rend incapable de débusquer les incohérences et situations impossibles. Il est donc vulnérable aux artifices du cinéma comme la victime de l’équipe de Cobb aura du mal à détecter les situations impossibles qui se produisent dans son rêve.

Le spectateur, pris au piège, ne peux pas réaliser immédiatement ce qu’il vient de se produire…

Après le plan final, l’écran vire aussitôt au noir, c’est la décharge (la douche froide pour le spectateur). Puis apparaît directement le mot “Inception”, tandis que l’on entend le thème principal du film (une version ralentie de la chanson de Piaf utilisée par les personnages). Le spectateur quitte la salle. Maintenant que le film est terminé, quelque chose a changé. Alors qu’il était confortablement installé dans son fauteuil pendant deux heures et demi, l’équipe du film a implanté une simple idée dans son esprit : le spectateur cherche maintenant la faille, celle qui lui permettra de connaître la fin, convaincu qu’il y a une explication définitive à l’épopée des personnages.

Le spectateur concentré sur la fiction et le devenir des personnages ne réalise pas qu’il a subi, étape par étape, le même que la victime supposée de l’histoire, et qu’il est en fait le principal sujet de l’expérience Inception, pendant tout le film.

The Dark Knight

The Dark Knight est la suite directe de Batman Begins, le reboot de la franchise Batman par les studios Warner après l’échec critique de Batman & Robin.

Le succès critique et financier de Batman Begins permet à Christopher Nolan de développer et réaliser une production à plus grande échelle que ses précédents films. D’une manière générale, Nolan dispose de plus de moyens (l’un des plus gros budgets alloué à un film jusqu’à présent), de la confiance des studios Warner et DC Comics (propriétaires et exploitants de la licence Batman) et d’une plus grande liberté d’adaptation. On remarque par exemple qu’il est le premier film de la franchise Batman qui ne comporte pas le nom du super-héros dans le titre.

Le résultat est un film plus lisible dans son ensemble, plus imaginatif mais aussi plus éloigné de l’esprit Comics d’origine. Christopher Nolan place le mythe du Batman dans un univers qui doit sembler au spectateur plus proche de la réalité. Les scènes tournées en environnement réel sont privilégiées face au studio, l’usage d’effets spéciaux en image de synthèse est limité, le film comporte de nombreuses scènes de jour, ce qui est, en fait, remarquable pour un épisode de Batman.

Ainsi, The Dark Knight s’éloigne un peu plus du film de super-héros, et se rapproche des thrillers de bandits-policiers. La représentation de la dynamique de la ville est inspirée du travail de Michael Mann, dans Heat notamment.

Un trait remarquable de The Dark Knight est la construction du scénario autour d’un discours politique, rarement présent dans les films de super-héros… à l’exception bien sûr du pratiquement inévitable patriotisme.

Les productions hollywoodiennes et les séries télévisées ont traditionnellement des liens avec l’actualité politique des États-Unis. Les scénaristes intègrent ou s’inspirent souvent des grands faits d’actualité et des débats de société en cours. Les institutions s’intéressent également aux productions de divertissement. Le département de la défense, par exemple, offre soutien logistique et technique aux films qui véhiculent une image positive de l’armée.

The Dark Knight développe une intrigue reflétant la situation des États-Unis après les attentats du 11 septembre : la guerre d’Irak est toujours en cours et l’administration Bush en finit avec la War On Terror, qui a mis en débat les limites morales admises par la société, tandis qu’elle lutte contre une force chaotique, anarchique et sans traits idéologiques forts. L’ennemi terroriste des États-Unis est bien plus difficile à identifier et représenter que le vieil ennemi communiste.

Le film va avoir un impact intéressant sur le débat politique aux États-Unis : les personnages et situations développées vont servir (et servent toujours) de supports, d’exemples ou de métaphores idéologiques dans les débats. On se souvient notamment de la célèbre photo de Barack Obama grimé en Jocker :

Obama grimmé en Joker

Le Joker est la figure du concept flou du “crime” que combat Batman : un monstre terrible, sans véritable visage, qui rappelle franchement l’ennemi terroriste combattu par des méthodes totalement discutables.

Dans le film, Batman va tabasser (torturer) le Joker et obtenir des informations inexactes qui mèneront à une issue tragique, tandis que la fin de cet épisode délivre un message ambigu : Batman va vaincre le Joker, mais aura dû user de violence et bafouer les libertés personnelles des citoyens de Gotham qu’il a espionné. Finalement, le seul moyen pour Batman de gagner cette bataille contre le crime et la corruption sera de se bannir de Gotham.

Cette ambigüité est stratégique : une production de ce type, dont les enjeux financiers sont immenses ne peut pas se permettre de rompre avec une partie de son audience. Il faut donc veiller à ne pas polariser le discours autour du film et surtout ne pas exciter les groupes d’intérêts, qui jouent un rôle de premier plan dans la vie politique des États-Unis. Les studios apprennent donc à ménager la chèvre et le chou et se basent sur des scénarios délibérément ambivalents. La technique est finalement assez simple : le scénario introduit deux symboles représentant des principes moraux opposés, et va les réconcilier, au moins temporairement pour qu’ils puissent vaincre leur ennemi commun.

L’un de mes exemples préférés est certainement The Bourne Ultimatum : cette production des studios Universal érige en héros un ancien tueur à gages de la CIA, auteur de plusieurs assassinats politiques, qui va s’associer à la presse pour révéler la corruption et les dérives qui existent au sein de l’agence gouvernementale.

Quand l’assemblage est réussi, on apporte au film un côté authentique et profond, puisqu’on discute de grands sujets et qu’on met des aspects moraux en débat. Finalement, le film reste en “zone grise” mais a le mérite de faire parler de lui…

The Prestige

Même si The Prestige est l’adaptation d’un roman de Christopher Priest (éponyme), l’intrigue du film est ingénieusement mise en abyme avec le travail de réalisateur de Nolan : la volonté de créer une œuvre originale et riche tout en divertissant ses spectateurs.

Le cinéma fonctionne comme la magie (ou plus précisément, l’illusionnisme) : le réalisateur, comme le prestidigitateur, cherche à obtenir l’adhésion du public à une illusion de la réalité et finalement, à déclencher des réactions émotives lorsqu’il la met en scène.

The Prestige consiste en un grand tour de magie : il montre les coulisses des spectacles de prestidigitation, comment une illusion est fabriquée, tandis qu’une autre est opérée sous nos yeux. Au travers de ses personnages, Nolan montre comment il conçoit et construit ses films : tous les éléments qui constituent l’illusion doivent rester valides, Nolan passe beaucoup de temps à expliquer, contextualiser et surtout à lier tous les composants de l’histoire de manière à ce que le spectateur puisse remonter le fil de l’intrigue à chaque twist (retournement inattendu). Pour que ça fonctionne (le tour de magie, le film), le spectateur va devoir faire l’effort de tout remettre dans l’ordre, pour apprécier la surprise du tour (le prestige). Si le spectateur quitte les rails de la narration, il va avoir l’occasion de se poser des questions qui risquent d’anéantir le film : Quand dort Batman ? Comment un homme sans mémoire peut-il simplement vivre ? Les situations inédites présentées dans les films comportent toujours de nombreuses incohérences et impossibilités. Pour que le film fonctionne, il faut parvenir à capter l’attention du spectateur avant qu’il ne questionne trop la fiction.

Ça n’est pas très clair ? Rappelez-vous du film The Sixth Sense, et demandez-vous comment Bruce Willis a pu effectuer des actions quotidiennes simples (se préparer à manger, dormir dans le même lit que sa femme, passer un coup de téléphone) dans sa condition. C’est tout simplement impossible, le film ne cherche même pas à apporter de réponse à toutes ces questions : il va au contraire jouer avec ces questions pour maintenir l’illusion (si vous prenez le temps de revoir le film, regardez bien ce qu’il se passe lorsqu’il dine au restaurant avec sa femme, pour leur anniversaire de mariage).

Pour en revenir à Nolan, pour lui, un film est surtout une construction cinématographique, et son talent (mais aussi ce qui fait qu’il a de nombreux détracteurs) est de parvenir à inhiber notre instinct et notre esprit logique pour ne nous faire poser que les questions qu’il souhaite que nous nous posions. Le film n’est pas un reflet de la réalité, mais bien une représentation biaisée, piégée par le réalisateur.

Pour parvenir à maintenir le spectateur occupé à se poser les questions qu’il souhaite, Nolan utilise généralement des effets émotionnels “basiques”, et développe des histoires autour d’enjeux simples et universels. Un film de Nolan ne peut donc généralement pas, par exemple, se passer d’une intrigue amoureuse.

La mise en abyme réalisée dans The Prestige est une démonstration de la technique opérée par Christopher Nolan dans la plupart de ses films. Ici, un narrateur interpelle directement le spectateur, lui demandant si il pense regarder le film attentivement, pour conclure qu’il va certainement se restreindre à être attentif au chiffon rouge agité pour le distraire, car le spectateur aime être piégé. Dans The Prestige, Nolan prépare, d’une certaine manière, son travail sur Inception.

Batman Begins

Batman Begins a certainement déterminé la carrière de Christopher Nolan à Hollywood. Alors qu’il était plutôt connu pour ses thrillers policiers, il a proposé aux studios Warner le reboot de Batman. Après les échecs commerciaux et critiques des deux épisodes précédents, les studios n’étaient pas, à l’origine, convaincus par le projet.

La trajectoire de Nolan s’inscrit dans une nouvelle époque de l’histoire d’Hollywood. Chaque période a son genre : les westerns et comédies musicales ont été éclipsés par les films d’horreur dans les années 70. Les années 90 marquent le tournant vers le polar urbain et la science-fiction. Ces mutations sont issues du travail des grands réalisateurs Hollywoodiens (Steven Spielberg, George Lucas, Stanley Kubrick, Ridley Scott, …) qui ont apporté un regard noble à des genres souvent moqués. L’Heroic Fantasy, a obtenu ses lettres de noblesse grâce à Peter Jackson et sa trilogie Lord Of The Rings (11 Academy Awards). La cyber-culture, les jeux vidéo et les comics sont devenus des sources d’inspiration importantes à Hollywood depuis Matrix. Les super-héros ont mis du temps à trouver leur place. Le premier essai marquant est certainement Superman en 1978, Il aura fallu attendre 11 ans pour que Tim Burton adapte Batman, en 1989. Alors que depuis 10 ans les adaptations de comics font presque chaque été recette dans nos cinémas, Batman Begins va, avant The Dark Knight contribuer à montrer que ce cinéma de divertissement peut également être intelligent, développer des thématiques riches et s’adresser à un public mature.

Contrairement aux trois premiers films de Nolan, Batman Begins est une production qui répond aux critères du Blockbuster: c’est une production à grande échelle, impliquant de gros moyens techniques et publicitaires pour capter un large panel de spectateurs.

Il fallait clairement trancher avec l’univers cinématographique qu’avait développé Tim Burton dans Batman et Batman Returns, massacré dans Batman Forever et Batman & Robin. Alors que les films de super-héros reposent généralement sur la confrontation avec un super-vilain, Batman Begins s’intéresse pratiquement exclusivement à la définition de l’identité de justicier masqué que Bruce Wayne va créer.

L’intrigue délaisse pratiquement ses personnages secondaires pour se concentrer sur un Bruce Wayne dirigé par le désir de vengeance et sur les leviers employés par les criminels de Gotham pour prendre le contrôle de la ville. Nolan développe l’idée que des personnages seuls (même les “super-vilains”) ne sont pas aussi dangereux que le sentiment d’insécurité qui se développe dans une société qui combat le crime à l’aide de la loi : la société ne se confronte pas à ses criminels par la force, mais en luttant contre la peur et la corruption.

Avec ce parti pris, Nolan offre à Batman une nouvelle dimension, mais prive également son film d’un vilain mémorable qui aurait certainement appuyé l’impact de l’œuvre par rapport à son apport à ce genre de cinéma : la prise de sérieux et la largeur données à son personnage principal. Batman Begins montre qu’un film de super-héros peut être mature et n’a pas besoin d’infantiliser ses spectateurs pour être un succès populaire et commercial.

Batman Begins signe le passage de Nolan au Blockbusters, et montre qu’il est capable de se conformer aux nombreuses contraintes imposées par ces productions sans compromettre son approche.

Par exemple, quinze ans plus tôt, Tim Burton a choisi de faire de la vengeance de Bruce Wayne le climax de son film. Nolan part dans la direction opposée. Le meurtre des parents de Bruce Wayne est commis par un pauvre type nerveux et désespéré, qui n’a vraisemblablement pas un mauvais fond. Wayne sera d’ailleurs privé de sa vengeance, puisque le meurtrier sera lui-même assassiné.

Batman Begins aborde la question de la vengeance contre la violence. La thématique de la vengeance opposée au pardon est systématiquement exploitée dans les films de Christopher Nolan. Dans The Prestige, Angier n’arrivera pas à pardonner Borden, qu’il tient pour responsable de la mort de sa femme. Dans Memento Leonard Shelby ne vit que pour venger sa femme. Au contraire, Dom Cobb dans Inception et Bruce Wayne dans Batman vont prendre la décision de pardonner, et donc accéder à une sorte de paix intérieure.

Insomnia

Insomnia est le remake hollywoodien d’un film norvégien du même nom. C’est le premier film de Christopher Nolan produit par un grand studio. Les studios confient couramment des projets de cette nature à des jeunes réalisateurs : le matériau de base est connu pour fonctionner commercialement et les risques sur un tel projet sont limités. Un succès offre souvent au réalisateur l’opportunité d’avoir une véritable place dans le cercle des réalisateurs d’Hollywood.

C’est un projet produit par Steven Soderberg, qui a proposé de confier la réalisation à Nolan après avoir vu son travail sur Memento. Le film est dans son ensemble un polar conventionnel, suivant le scénario et la construction du film original dans une version plus édulcorée (comme souvent dans les adaptations hollywoodiennes).

Malgré tout, le film s’inscrit dans l’ensemble du travail de Nolan par plusieurs aspects. C’est surtout à la forme qu’il faut s’intéresser. Le réalisateur cherche à concentrer l’attention du spectateur sur le personnage de Dormer, jusqu’à ce qu’il perçoive les émotions et sensations physiques du personnage, sans pour autant s’identifier à lui. Le personnage va progressivement douter de la réalité de ce qu’il voit et vit, subissant l’effet du jour permanent et de ses insomnies. Grâce à des prises de vue centrées sur Al Pacino, des effets de lumières et un montage original, Nolan parvient à réaliser l’effet souhaité sur le spectateur, qui finit par ressentir le sentiment de culpabilité et la sensation de fatigue de Dormer sans casser la vitalité du film, et donc, sans ennuyer le spectateur.

Memento

Imaginé et co-écrit par Jonathan Nolan, Memento exploite directement les thèmes préférés de Nolan. Le personnage de Leonard Shelby est une représentation absolue du solipsisme : un homme sans mémoire ne peut rien croire de plus que ses propres acquis intériorisés. Le monde extérieur est invariablement hostile et ne peut jamais être digne de confiance.

Memento, à son échelle, a participé à l’affirmation dans le cinéma américain du thriller existentiel, dans lequel le personnage lutte avant tout pour trouver sa place et son rôle dans le monde dans lequel il évolue. En ceci il se rapproche de films qui ont marqué le début des années 2000, comme Fight Club.

Pour exprimer la sensation de doute permanent de son personnage à l’écran, Christopher Nolan a monté le film à l’envers, l’histoire est découpée en scènes présentées dans l’ordre anti-chronologique, entrecoupées de passages montés à l’endroit, que le spectateur a du mal à dater. Le spectateur est donc placé dans la même situation que le personnage principal : il ne sait jamais ce qui s’est produit avant. Il est contraint d’assembler les scènes du films sans avoir accès à leur contexte. Il doit alors remettre en question le sens de chaque situation et la confiance qu’il peut accorder à chaque personnage. Au fur et à mesure qu’il pense remettre en ordre l’histoire, il découvre que les faits qu’il considère comme établis ne le sont peut-être pas.

Memento est également le film de Nolan le plus pessimiste. Leonard Shelby oublie tout, au point de douter de la rationalité et du sens de ses propres actes. Alors que le personnage vit grâce aux notes et photos qu’il prend au fur et à mesure, il choisit les pistes, suppositions et théories qu’il veut retenir comme étant des faits établis en les enregistrant sous la forme de tatouages sur le corps. Son absence de mémoire l’empêche de percevoir le changement dans son environnement ou sa progression dans sa quête.

Même si le film apporte au spectateur des réponses sur l’histoire du personnage, il montre surtout que Leonard Shelby ne peut échapper à son besoin de vengeance, et qu’il est définitivement perdu dans son interprétation du monde extérieur. Après avoir impliqué le spectateur pour qu’il ressente la précarité de la situation de son personnage, Nolan le prive de rédemption, et laisse le spectateur frustré.

Cette situation est d’autant plus troublante pour le spectateur qu’il a appris, durant tout le film, à douter de chacun des éléments qui lui ont été présentés. Il va donc remettre en question le dénouement qui lui est apporté à la fin du film, et peut-être même choisir d’adopter la démarche de Shelby : ne rien croire, rejeter l’issue du film et recommencer, comme si il n’y avait virtuellement rien à retenir des deux heures du film qu’il vient de voir.

Following

Dans Following, nous suivons Bill, un jeune chômeur qui souhaite devenir écrivain. Pour trouver l’inspiration, il se met à suivre des gens, au hasard, dans la rue. Naturellement, il se fixe des règles, parce qu’il sait que c’est une pratique bizarre, et que ça pourrait être très mal interprété. Pourtant, il ne va pas réussir à respecter la plus importante de ses règles : ne jamais suivre deux fois la même personne. Et c’est ce qui va le conduire à rencontrer Cobb, un cambrioleur, qui va lui donner beaucoup d’histoires à raconter.

Nous suivons Bill de très près. On l’espionne presque, comme il espionne les gens. La narration n’est pas linéaire, l’histoire nous est présentée dans le désordre. Christopher Nolan cherche, déjà dans Following, à placer le spectateur dans la situation de son personnage principal : nous sommes les voyeurs, et nous ressentons la frustration de ne pas tout voir, et donc de ne pas tout comprendre.

La narration n’est pas linéaire, mais pas désorganisée pour autant. Pour chaque lieu, chaque moment, et chaque situation, Christopher Nolan placera dans le champ de sa caméra un repère pour le spectateur. Le repère est toujours bien visible mais pas nécessairement évident. Cette astuce donne au spectateur le sentiment d’être actif pendant qu’il regarde le film : il comprend le déroulement du film sans avoir le sentiment d’être guidé.

Dans Following, Christopher Nolan montre deux caractéristiques intéressantes de sa démarche à travers ces deux personnages. D’une part, Nolan est un fan, il aime rendre hommage à ses sources d’inspiration par des clins d’œil : l’appartement de Bill est plein de références à Kubrick. D’autre part, Cobb montre que Nolan est capable de développer des artifices malins pour piéger le spectateur, même vigilant, sur qui il a toujours une longueur d’avance.

Techniquement, le film a été tourné avec un budget particulièrement réduit (de l’ordre de 5000 €). Un tel budget implique de nombreuses contraintes techniques et des moyens très faibles. Le script du film a été ajusté pour permettre sa réalisation. Par exemple, la voix off est beaucoup utilisée pour s’assurer que les éléments essentiels du films soient parfaitement audibles, ce qui n’aurait pas pu être garanti avec une prise de son pendant le tournage. Malgré les contraintes de production, les points clés et la tension développée par l’histoire ne sont pas compromis : dans l’œuvre de Nolan, l’histoire racontée occupe la place la plus importante, même si le film subit un budget faible ou les contraintes commerciales d’un Blockbuster.

Conclusion

Following, Memento et Insomnia montraient Christopher Nolan comme un réalisateur prometteur, capable de manipuler intelligemment les codes du cinéma néo-noir sur le fond comme sur la forme. Dans ses films suivants, ces codes constituent les bases d’un genre plus large, adaptant les archétypes du cinéma occidental. Christopher Nolan a développé son propre genre.

À l’instar de réalisateurs comme Stanley Kubrick, Dany Boyle ou Ridley Scott, ses films sont des films de avant de pouvoir être rangés dans des catégories conventionnelles. Le réalisateur devient lui-même une tête d’affiche : les studios et distributeurs en jouent dans leurs plans marketing, il suffit de voir, dans les bandes-annonces du prochain volet de Batman The Dark Knight Rises, “Christopher Nolan” mis en avant au même titre que “Batman”.

Il a développé une sorte de méta-genre, caractérisé par un discours double. D’un côté, il revisite le cinéma en réalisant des adaptations des genres cinématographiques auxquelles il attache une dimension néo-noire, d’un autre côté, il met en abyme l’histoire qu’il met en scène avec son propre travail de réalisateur et son affection pour le cinéma.

Sa démarche est d’autant plus intéressante qu’il n’est pas à proprement parler un technicien du cinéma : plusieurs analystes on déjà montré les faiblesses techniques de sa mise en scène, parfois qualifiée de brouillonne et imprécise. Cette faiblesse tend à montrer que la démarche de Christopher Nolan est bien de réaliser des films accessibles, sans compromettre leur fond : des Blockbusters, mais pas seulement.